AFRIQUE DISPARITIONS Par Bertrand Le GendreTunisie : Ahmed Ben Salah, ancien ministre du président Bourguiba, est mort. Il a eu la haute main sur l’économie de 1961 à 1969, avant de tomber en disgrâce et d’être condamné aux travaux forcés. Il est mort le 16 septembre à Tunis, à l’âge de 94 ans. L’homme qui, dans les années 1960, a eu la haute main sur l’économie tunisienne, avec l’appui inconditionnel du président Habib Bourguiba (1903-2000), en a tant fait que son mentor en a pris ombrage. Il l’a jeté en prison, mettant fin du jour au lendemain à une décennie de dirigisme planificateur dont le pays était las. Ahmed Ben Salah, un doctrinaire incorruptible, l’un des rares ministres de Bourguiba à avoir l’étoffe d’un homme d’Etat, ne méritait pas cette disgrâce. Mais, sourd aux critiques, il était allé trop vite trop loin, obligeant, au nom de l’efficacité, les petits propriétaires terriens à se regrouper dans des coopératives contrôlées par l’Etat. Ses intentions pourtant étaient pures, et sa volonté de tirer son pays de la misère fut le combat de sa vie, sur les traces de son père, un nationaliste persécuté par les autorités du protectorat français. Mort mercredi 16 septembre, à Tunis, à l’âge de 94 ans, il était né le 13 janvier 1926 à Moknine, un bourg de la côte orientale. Il fait ses études secondaires au collège Sadiki, à Tunis, la pépinière des futures élites tunisiennes. A Paris, où il entreprend une licence de langue arabe, il est secrétaire général du parti de Bourguiba en France. Un utopisteIl enseigne un temps à Sousse mais il est, précocement, un homme d’appareil dont la carrière s’envole lorsque la Tunisie conquiert son indépendance, en 1956 : secrétaire général du syndicat unique, l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), premier vice-président de l’Assemblée constituante… Bourguiba tombe sous l’influence sinon sous la coupe de son cadet d’un quart de siècle, dont l’impétuosité et la rhétorique intarissable lui rappellent sa jeunesse. Il donne son feu vert au plan de développement du pays que celui-ci lui soumet. A-t-il suffisamment mesuré les risques ? Bourguiba est dépourvu de formation économique, c’est un politique. Les carences et les atouts de son protégé sont les mêmes, mais, à la différence de Bourguiba qui sait se montrer pragmatique, Ben Salah est un utopiste. Ce plan doit beaucoup à un économiste français tiers-mondiste en poste à Tunis, Gérard Destanne de Bernis, qui, plus tard, aura sa part de responsabilité dans les choix économiques hasardeux de l’Algérie indépendante. Bernis est d’avis de débarrasser la Tunisie de ses « forces conservatrices et libérales » et d’orienter la production vers un système coopératif étroitement contrôlé par l’Etat. « Super-ministre » A 35 ans, en 1961, cette feuille de route sous les yeux, Ben Salah prend en main l’économie du pays, qui dépend à 44 % de l’agriculture. Au fil des mois, ses responsabilités ministérielles s’étendent : plan et économie, finances, commerce, industrie, agriculture, éducation nationale. Bourguiba défend bec et ongles son « super-ministre » chargé de donner corps à la nouvelle doctrine présidentielle : le « socialisme destourien », qui rejette la lutte des classes et prône l’unité nationale Les « années Ben Salah » (1961-1969) n’ont pas été négatives pour la Tunisie : création ex nihilo d’un secteur touristique, embryon d’industrialisation, recherches pétrolières, irrigation des terres… Mais ces résultats n’ont pas compensé les mauvaises récoltes dues à la sécheresse qui frappe si souvent le pays. Ben Salah a scellé son sort le jour où, se croyant invulnérable, il a voulu rationaliser le mode de gestion des grands domaines agricoles. La colère des possédants s’est ajoutée à celle, déjà vive, de la petite paysannerie, viscéralement attachée à son lopin de terre et à ses rares oliviers. La prison, l’exil et la grâce Bourguiba, malade, désorienté par la montée des mécontentements, déçus par le bilan de Ben Salah, le fait traduire en justice. En 1970, une juridiction créée de toutes pièces le condamne à dix ans de travaux forcés pour « haute trahison », une incrimination qui inclut « le fait d’induire sciemment en erreur le chef de l’Etat ». Après trois ans en cellule, Ben Salah s’évade, dissimulant ses traits sous un voile de femme à l’arrière d’une voiture. Il traverse à pied la frontière algérienne et se réfugie en Europe. Il craint pour sa vie : en 1961, Bourguiba a fait assassiner à Francfort son grand rival des années 1950, Salah Ben Youssef. Bourguiba évincé du pouvoir, le président Ben Ali gracie Ben Salah, qui rentre au pays en 1988. Il lui fait remettre en liquide ses arriérés de retraite mais le place sur écoute téléphonique et lui interdit toute activité politique.
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