Par Lotfi Jeriri
La presse écrite en Tunisie vit depuis la Révolution en difficulté. On dirait que la liberté d’expression au lieu de l’épanouir l’a étouffée. Pourtant cette presse qui vécut 60 ans sous l’oppression et la censure arrivait tout de même à trouver les moyens, pas seulement de vivre, mais aussi de prospérer et de faire travailler de jeunes talents lancés sur le marché de travail, chaque année par une prestigieuse institution appelée l’IPSI. D’aucuns ont pensé qu’avec cet air de liberté qui souffla sur cette Tunisie à l’orée d’un soulèvement populaire, apporterait avec lui un renouveau, une renaissance et un épanouissement à une presse de tout temps muselée, contrôlée, limitée et assiégée par des lignes rouges. Lignes qu’elle se devait sinon de respecter, du moins de les contourner en quête d’une crédibilité auprès d’un lectorat le plus souvent ingrat et loin d’être indulgent, même s’il a fini par jouer le jeu sachant parfaitement les limites de cette presse dans un climat ambiant pour le moins oppressant. N’empêche quoique muselée, cette presse était sous Ben Ali «respectée» et crainte, courtisée même. Et avec l’ATCE (Agence Tunisienne de Communication Extérieure) créée en 1990, c’est une manne financière qui lui tomba du ciel, et qui tout en démocratisant la répartition de la publicité gouvernementale selon des critères bien définis pour faire profiter équitablement tous les titres d’un apport vital, a fini par mettre toute la presse aussi bien domestique qu’étrangère sous la coupe du régime. Et tout le monde joua le jeu. Un régime qui a neutralisé la presse, et une presse qui «vit» et qui prospère, hormis quelques titres dont les tenants, tels des Don Quichotte s’attaquant à des moulins à vent, l’ont payé cher.
Pendant les six mois qui ont suivi le 14 janvier, il y eut une floraison de titres. Pensant que la presse écrite est rentable, profitant d’un air de liberté soufflant sur une Tunisie meurtrie mais regardant l’avenir sous un angle radieux, plusieurs promoteurs se sont hasardés à investir dans un domaine qui, le plus souvent, leur échappe, sur un marché tout aussi limité qu’hostile à une presse qu’il avait longtemps boudée pour l’avoir suffisamment connue. En juin 2011, la Tunisie ne comptait pas moins de deux cents titres de journaux et magazines toutes obédiences et périodicités confondues.
Aujourd’hui, ils sont à peine une quarantaine à tenir le coup.
Pourquoi la Presse écrite tunisienne en est elle arrivée là ?
Une bonne question dont la réponse se perd dans les rouages d’un Etat en friche.
Outre que tous les gouvernements qui se sont succédés depuis le coup d’Etat du 14 janvier, ne voyaient pas d’un bon œil une presse libre à guetter le moindre de leurs faux pas, à dénoncer le moindre dérapage, à leur coller aux fesses et à dénoncer les dérives, l’une des premières mesures «révolutionnaires» prises par le gouvernement Essebsi fut la dissolution de l’ATCE. Une décision saluée même par une certaine presse qui avait profité pleinement de cette institution sous le régime de Ben Ali. Et donc, la ressource essentielle qui avait permis de faire vivre aussi bien divers journaux, maisons d’édition et imprimeries, et partant des milliers de salariés, a été pas seulement fermée mais déchiquetée, ses archives dispersées et son personnel (des sommités en matière de presse et de communication) harcelé et poursuivi, soi-disant pour avoir servi un régime despote comme s’il était (le personnel) le seul à l’avoir fait. Et du coup, la presse écrite se trouva amputée de la source même de sa survie.
Depuis le 14 janvier et encore aujourd’hui, aucun gouvernement, aucun ministre et davantage aucun des présidents de la Tunisie du «printemps» n’a accordé la moindre attention aux difficultés qu’endure la presse écrite en Tunisie. C’est, on dirait le dernier de leurs soucis, comme si une presse nationale qui fait, malgré ses tares et autres faiblesses, le prestige du pays et son aura dans le monde libre auquel il se dit appartenir, est devenue un ennemi à abattre pour que plus jamais il ne dérange. Non seulement mais Marzouki le président tout aussi provisoire que nul qu’il était n’a pas trouvé mieux que de publier un livre noir pour ternir l’image des journalistes tunisiens avec tout ce qu’ils comptent en noms prestigieux. Des noms qui ont de tous temps constitué la fine fleur de la presse en Tunisie.
Non, la presse écrite tunisienne se meurt dans l’indifférence totale, sous un regard de mépris et une lâcheté criante de la part de gouvernants tels des ambulanciers qui rechignent d’apporter secours à une personne en danger. Les syndicats, associations et société civile en rapport avec le métier, ne trouvent même plus un interlocuteur valable au sein des gouvernements successifs qui les écoute. Bien sûr qu’il y a des promesses. Mais des promesses de neige qui fond au lever du soleil. Même la carte professionnelle n’est plus octroyée aux journalistes à cause d’un conflit d’autorité entre le gouvernement et le syndicat. Aussi, le journaliste tunisien n’a plus d’estime, de respect. Dans les chancelleries, à chaque fois qu’il a besoin d’un service, d’un visa, il a honte d’exhiber une carte professionnelle datant de 2013 ou 2014, devenue objet de tous les soupçons.
Quant à la presse régionale elle, elle agonise. Sur une dizaine de titres plus ou moins prospères avant le 14 janvier, ils n’en restent que deux titres qui peinent à survivre: à Sfax et à Djerba. Les autres, ceux de Sousse, Bizerte, Sidi Bouzid, Siliana et autres sont partis à jamais, laissant un vide culturel énorme, eux qui des décennies durant ont eu à entretenir une vie culturelle et une image de leurs régions dignes d’une Tunisie de son époque.
Bien sûr que l’Etat a ses propres journaux, qu’il entretiendra par les deniers de l’Etat-même pour son propre image, mais la Presse écrite privée, libre et indépendante ne sera plus dans peu de temps qu’un souvenir. Dans l’indifférence totale.
Lotfi Jeriri