Extrait de l'ouvrage :"Orient-Occident : la paix violente"Chédli Klibi et Geneviève MollPréface Georges SuffertParu aux éditions Sand en 1998« Geneviève Molle :Comment avez-vous rencontré Ben Salah ?Chédli Klibi :Dès l’âge de douze ans. La première image qui me revient à l’esprit, en entendant votre question, c’est mon entrée à Sadiki, le 1er octobre 1938. J’étais, comme beaucoup d’élèves de mon âge, en culottes courtes. Devant le collège, une foule de garçons, diversement habillés. Certains même portaient le « kadroun », généralement de couleur noire, une sorte de bure justaucorps, en laine épaisse. Le hasard me poussa vers un petit groupe qui entourait un garçon au visage rose vif, les sourcils drus, presque roux et fortement dessinés, les yeux clairs, le regard brillant, une gesticulation incessante. Il était habillé d’une « gandoura » – comme disaient les Français de l’époque – à la fois brève et ample, qu’il ramenait tout le temps sur ses épaules d’un geste machinal. C’était Ahmed Ben Salah. À côté de lui, un grand garçon, effilé, le front déjà quelque peu dégarni : Mahmoud Ben Naceur – avec lequel j’entreprendrai plus tard mon premier voyage jusqu’à Paris. Tous les deux ressortaient du groupe. Ils étaient mes deux premières rencontres. Ils devaient rester, pour la vie, mes deux amis. Il était évident que Ben Salah avait déjà cette intelligence étincelante, cette ironie mordante que tout le monde connaît et dont faisaient les frais tous ses interlocuteurs, sans distinction, amis et adversaires, au gré de sa fantaisie et de l’humeur du moment – et qui allait, sa vie durant, lui gagner un nombre croissant d’ennemis.G.M. :Quel cursus a-t-il suivi, lui ?C.K. :Le même que le mien. Seulement, à la mort de son père, il a été obligé de s’arrêter à la licence pour rentrer à Tunis. C’était l’époque héroïque de l’UGTT. Il y a milité et a été, plus tard, choisi par Farhat Hached, comme représentant auprès de la CISL46 à Bruxelles, où il devait se familiariser avec les problèmes de développement.G.M. :Ben Salah a succédé à Farhat Hached après sa disparition et s’est surtout fait connaître par ses thèses économiques ?C.K. :Oui, quelque temps après la mort de Hached, c’est lui qui a été élu, comme secrétaire général de l’UGTT. Moi-même, je militais, à l’époque, dans le syndicat de l’enseignement secondaire, et j’ai été, durant toute sa période de secrétaire général, responsable du journal de la centrale syndicale.G.M. :Vous adhériez à ses thèses économiques ?C.K. :Vous avez l’air d’insinuer qu’il était communiste. Mais il ne l’était pas. Il avait, certes, des idées de gauche, bien affirmées, souvent audacieuses, d’aucuns diraient téméraires. Mais il était, comme nous tous, anticommuniste. L’habillage technique des idées économiques de Ben Salah – dans le fameux programme économique présenté au Congrès de l’UGTT en 1956 – a été, du reste, fait par le professeur Gérard de Bernis, disciple de François Perroux, le grand humaniste qui voulait tempérer le libéralisme de préoccupations sociales. L’UGTT était socialiste avant l’heure.G.M. :Qu’est-ce qui s’est passé entre lui et Bourguiba ?C.K. :Le rapport économique qu’il présenta au Congrès de l’UGTT, alors que Bourguiba était Premier ministre, fut perçu comme une sévère critique de l’action menée par le gouvernement. On a même persuadé Bourguiba que ce programme était dangereusement gauchisant. En réalité, ce qui était en jeu à ce moment-là, c’était le leadership du Parti, face à l’indépendance d’esprit d’un secrétaire général de l’UGTT dont l’influence ne cessait de grandir. Mais, quelque temps après son départ de la centrale, Ben Salah s’est vu proposer le ministère de la Santé. Les réalisations qui ont marqué son action, à la tête de ce département, ont fortement impressionné le chef de l’État. Aussi lui a-t-il confié le ministère du Plan, qui devait évoluer, rapidement, vers un grand ministère de l’Économie nationale. Influencé par les idées socialistes de son ami suédois Erlander, Ben Salah voulait rénover les structures les structures économiques du pays au moyen du système coopératif. Ce qui était, en Suède – un pays avancé et fortement ancré à gauche – une pratique économico-sociale acceptée par de larges secteurs de la population, s’est heurté, en Tunisie, à une foule d’obstacles, qu’on a voulu réduire de manière autoritaire. D’où un malaise grandissant. D’abord latent et circonscrit, ce malaise ne tarda pas à gagner tous les secteurs. La réforme agraire touchait à des intérêts sensibles et il était fatal de voir les « prétendants » et les « ayants droit » se liguer contre elle. Pendant longtemps, Bourguiba avait apporté son appui et sa caution à cette politique. Lorsqu’il fut convaincu qu’il était nécessaire d’en changer, il le fit, à son habitude, dans un style dramatique, qui alla jusqu’à laisser accuser Ben Salah non seulement des échecs d’une expérience économique, mais encore d’une conspiration politique qu’il aurait ourdie en silence, dans l’ombre, pour parvenir au sommet du pouvoir. En fait, rien n’était plus étranger à Ben Salah que de nourrir un tel dessein.Cette décision ne fut cependant pas facile à prendre pour le chef de l’État, qui ne pouvait oublier le soutien constant qu’il avait apporté à[…] »« Cette décision ne fut cependant pas facile à prendre pour le chef de l’État, qui ne pouvait oublier le soutien constant qu’il avait apporté à cette politique, et qui devait également, en son for intérieur, être persuadé que Ben Salah lui avait toujours été loyal. C’était le conflit que Bourguiba a dû affronter, et même endurer de longues semaines, et qui devait déboucher sur une dépression nerveuse qu’il n’a jamais pu surmonter.Mais, en se détruisant lui-même, Bourguiba brisait en même temps la vie d’un homme jeune, plein de virtualités, qui s’était dépensé sans compter au service de l’État. Un homme qui avait mis toute son énergie – et elle était immense – et toute son intelligence – et elle était brillante, ce qui agaçait – à faire ce qu’il croyait bon pour le pays, pour son développement, pour « le relèvement des masses populaires ». Un homme qui avait autour de lui une nuée de courtisans, un nombre croissant d’ennemis jurés – et, en fin de compte, peu d’amis. On l’a jeté en prison, d’où il s’est évadé dans des circonstances rocambolesques. Il a dû vivre de longues années en exil – chichement, des maigres salaires que lui rapportaient ses travaux pour des centres d’études. Toujours dans la méfiance et le doute, sources d’acrimonie et de ressentiment. Peu d’hommes réchappent de cette funeste expérience du bannissement et de ses répercussions psychologiques, et surtout du complexe de persécution qui en résulte. Quel destin tragique que celui de cet homme qui, sans la politique, aurait pu devenir un des grands noms de la littérature ! Et quel calvaire, pour sa femme et ses enfants, depuis plus d’un quart de siècle !Après le 7 novembre 1987, il est rentré en Tunisie, où il a été l’objet d’égards particuliers de la part du président Ben Ali qui l’avait, durant les années 60, connu et estimé. Mais, très vite, l’appel du large l’a emporté en lui : il est à nouveau reparti. Cette profonde et indélébile blessure de l’âme, qui lui est restée des années 70, explique peut être beaucoup de choses du comportement actuel de l’homme. Aigri par les conditions sévères de sa vie d’errant, il use parfois, et souvent, d’un langage excessif qui, j’en suis persuadé, ne traduit ni haine ni rancune.Son passage au gouvernement reste encore pour beaucoup inoubliable – et pas seulement pour les effroyables problèmes suscités au moment des réformes commerciale et agraire. Il avait, comme ministre, fait preuve d’une ardeur au travail, d’une intelligence et d’un dévouement à la chose publique qui lui valurent le respect de tous, ses amis comme ses adversaires politiques. Sa capacité d’aller à l’essentiel et de cerner rapidement le problème à résoudre étonnait ses collaborateurs, techniciens, économistes et administrateurs confondus. Ses interventions au Conseil des ministres ou à l’Assemblée, toujours percutantes, emportaient l’adhésion, ou laissaient sans réplique ses contradicteurs. Au parti, dont il était secrétaire général adjoint, il présidait un comité de réflexion sur la réorganisation de nombre de secteurs, dont celui de l’enseignement. Quand, après chaque tour de table, il lui revenait de présenter une synthèse des débats, il le faisait avec un brio et une profondeur de vues qui forçaient l’admiration. Il usait d’un arabe tunisois, régulé par une syntaxe classique. Sa voix, volontiers véhémente, conférait à ses paroles une autorité et une densité qui faisaient de lui un grand tribun. Pendant toute sa décennie au gouvernement, il s’était tenu loin de toutes les cabales. Il n’avait en tête que la réussite de ses plans de développement – tâche de tous les dangers, à l’époque. En cela, et en toutes choses, il se montrait « humain, trop humain »»