Par Raouf Ben Rejeb
Habib Bourguiba mérite mieux qu’une polémique inappropriée, inopportune en ce 16ème anniversaire de sa disparition. Croyant bien faire le ministre de l’Education Néji Jalloul envoie fin mars une circulaire à tous les établissements secondaires appelant les professeurs d’histoire à consacrer le cours du 6 avril, date du décès de Bourguiba en 2000 à l’évocation du souvenir du leader de la Nation en rappelant les grandes dates de sa vie consacrée à la lutte pour l’indépendance et à l’édification de l’Etat tunisien moderne. Mais savait-il que ce faisant il allait être au milieu d’une polémique qui ne fait pas honneur à la Tunisie et aux Tunisiens. En effet, voilà que le Syndicat de l’enseignement secondaire faisant un amalgame douteux entre la non-satisfaction de certaines de ses revendications et ce « cours sur Bourguiba » crie au scandale et appelle à la suspension des cours dans tous les établissements d’enseignement secondaire, collèges et lycées à partir du 6 avril en signe de protestation.
Pour atténuer la tension, Néji Jalloul sort sur les radios et les télévisions pour dire que sa circulaire ne fait pas obligation aux professeurs de faire ce fameux cours sur Bourguiba. « Lisez bien la circulaire, ce cours est seulement facultatif », dit-il en faisant machine arrière. C’est tout juste s’il ajoute que « c’est grâce à Bourguiba que je ne suis pas obligé de faire des cours d’alphabétisation ».
Bourguiba qui a fait de l’enseignement son cheval de bataille et qui a dit qu’il vaut mieux pour lui d’avoir affaire à une jeunesse éduquée même turbulente qu’à une jeunesse docile parce qu’ignorante doit se retourner dans sa tombe.
La polémique sur le retour de la statue équestre de Bourguiba à son emplacement originel sur l’Avenue qui porte son nom (il est temps que cette avenue devienne un boulevard) est de cette même veine, inappropriée et inopportune. Le président de la république qui connut la statue de Jules Ferry faisant face à celle du Cardinal de Lavigerie a beau leur faire une leçon d’histoire, rien n’y fait. La rancune envers Bourguiba de certains semble tenace, quand bien même l’homme fait partie désormais de l’Histoire. Non seulement celle de la Tunisie mais de l’humanité dont il est des « Grands du XXème Siècle » qu’ils le veuillent ou non.
Faire un cours pour rappeler les grands faits des héros de la Nation ce n’est pas du culte de la personnalité. Ce culte n’a de sens que du vivant de la personnalité concernée. Quant à l’évocation du parcours d’un héros national cela s’appelle de l’histoire. C’est une manière de glorifier la nation à laquelle il appartient. Penser le contraire c’est une insulte à la Nation. D’ailleurs pourquoi ne pas prévoir un jour pour évoquer Hannibal le grand général carthaginois dont les batailles sont enseignées dans les écoles militaires. De même qu’il serait tout à fait indiqué de consacrer un cours d’histoire à Kheireddine Pacha, le père du réformisme tunisien moderne. Et avec Bourguiba ses camarades de lutte, Tahar Sfar, Mahmoud Materi, Bahi Ladgham, Hédi Nouira. Mais aussi Abdelaziz Thaalbi, Mohieddine Klibi, Salah Ben Youssef. Evidemment une journée devrait être dédiée à Farhat Hached au lieu de la simple cérémonie de récitation de la Fatiha à sa mémoire le jour anniversaire de son assassinat le 5 décembre de chaque année.
Pour ce qui est du culte de la personnalité, lisez ceci vous serez étonné. En Turquie, il y a depuis plusieurs années déjà un régime islamo-conservateur puisque les leviers de l’Etat sont entre les mains du parti islamiste AKP de Tayyep Recep Erdogan. Pourtant le souvenir du père de la nation turque Mustafa Kemal Atatürk est présent partout. Son portrait est accroché dans tous les bureaux de l'administration publique, les salles de classe de tous les établissements du primaire au supérieur, sur tous les billets de banque et dans les maisons de beaucoup de familles turques qui le considèrent comme un héros national. Une loi datant de 1951 fait de l’insulte à Atatürk un crime. Elle stipule : "Quiconque insulte publiquement ou maudit la mémoire d'Atatürk est incarcéré avec une lourde sentence entre un et trois ans". Sentence aggravée si la diffamation a lieu par voie de presse. Beaucoup de lieux portent son nom comme l'aéroport international d'Istanbul ou le Stade Olympique de cette même ville. Une ou plusieurs statues d'Atatürk se trouvent dans la plupart des villes de Turquie. Chaque cour d'école en Turquie possède un buste d'Atatürk. De même tous les ans au moment exact de son décès, c'est-à-dire le 10 novembre à 9 h 05, les sirènes retentissent à travers tout le pays, deux minutes de silence sont observées, les passants se figent dans les rues, tout le pays est à l’arrêt. La diffusion audiovisuelle est interrompue pendant ces deux minutes. Les drapeaux sont mis en berne pour cette journée. Voilà ce qu’est le culte de la personnalité décidé pourtant post mortem par les successeurs du premier président de la république turque.
Pour revenir à Bourguiba, ce n’est pas ce qui est prévu ni ce qui est souhaité. Ce que la Nation veut c’est une réhabilitation du Père de l’indépendance, le fondateur de la République et le « libérateur de la femme » comme il voulait qu’il reste pour la postérité. Il est impératif qu’il reprenne sa place dans les programmes d’histoire. Une place à la mesure de sa personnalité et de son rôle dans l’histoire du pays. Ni plus ni moins.
On dit fort justement que la nation qui n’a pas de passé n’a point d’avenir. J’ajouterai, une nation ingrate envers ses héros est une nation qui ne peut prétendre à de grands hommes pour consolider les bases de son avenir.